On connait la musique...

On connait la musique...

R.I.P., mélodie !

 

La fin du XXème siècle a vu l'émergence de deux courants musicaux désormais majeurs : le rap et la musique électronique. Ces musiques tendent à l'abandon de la mélodie. Adieu complainte, air, mélopée, romance, lied, cantilène, ariette, barcarolle, thème : désormais place exclusive au son et à la cellule rythmique. Les paroles du rap sont scandées et non chantées, les mélodies y sont cacochymes et reléguées à l'arrière-plan. Deux ou trois notes au plus, piètrement modulées, servent d'alibis mélodiques aux compositions électro. Les musiciens pratiquant ces musiques ne disent plus faire de la musique mais faire du son.

 

Ceci constitue un rupture majeure dans l'histoire de la musique occidentale. Du classique au rock, en passant par la pop, le jazz, les variétés, la mélodie est au centre du propos musical. Pilier de la composition, elle se suffit presque à elle-même, l'harmonie et le rythme ne constituant qu'un écrin pour la sublimer.

Sifflez quelques notes de la marche turque de Mozart, entonnez les premières notes de Paint it black des Stones ou de Hey Jude des Beatles, fredonnez le refrain d'une « scie » de Claude François, votre entourage reconnaitra rapidement le titre que vous évoquez, sans avoir besoin d'entendre simultanément ses accords et son orchestration.

Les prémisses du rap dans les années 70, chez James Brown https://youtu.be/YLCxnY19fWU, Grandmaster Flash https://youtu.be/PobrSpMwKk4, laissaient clairement présager un abandon de la mélodie au profit du « flow » verbal et du groove.

En revanche, il est amusant de constater que certains pionniers de l'électro comme J.M. Jarre n'avaient pas opéré de rupture franche avec la création mélodique https://youtu.be/iyX_qouAmfE. Et l'un des premiers tubes technos, «Pop corn», se basait sur une ritournelle mélodique entêtante https://youtu.be/uS3_SgILyy8. Cette filiation électro mélodique est tombée en déshérence et semble être minoritaire désormais.

 

Des études sur les origines de la musique https://www.arte.tv/fr/videos/070787-000-A/sapiens-et-la-musique-fut/ montrent que chez Néandertal et H. Sapiens, les instruments à vents (principalement des flûtes) avaient déjà une facture bien pensée pour émettre différentes hauteurs calibrées qui formaient les ancêtres de nos gammes. Ces instruments devaient produire des musiques mélodiquement limitées mais ils attestent que la volonté mélodique était déjà là.

La complexité et la richesse mélodiques croissent au fil de l'histoire de l'humanité.

Selon le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales https://www.cnrtl.fr/definition/mélodie, la mélodie est une « Suite de sons ordonnés selon les lois du rythme et de la modulation d'où résulte un air agréable à entendre ».

Qui dit mélodie dit donc combinaison de sons de différentes hauteurs et organisées rythmiquement. Pour codifier, transmettre et partager la mélodie, il y a nécessité d'un référentiel, d'où les gammes et les modes.

Ceci implique d'une part, des factures instrumentales de plus en plus sophistiquées pour permettre la justesse, les tessitures, les accordages nécessaires, et d'autre part la théorisation de la musique avec ses règles, ses définitions, ses techniques de composition et d'orchestration.

Les mélodies (et leurs harmonisations) deviennent alors de plus en plus sophistiquées, en lien avec les progrès techniques des facteurs d'instruments et avec l'étude et la connaissance de la musique.

Depuis peu, les outils musicaux sont les ordinateurs et les logiciels, entrainant la désaffection de l'apprentissage des instruments de musique.

Une jeune élève m'avait expliqué que l'on disait faire du son et non de la musique pour distinguer la musique crée avec des outils numériques de la musique faite avec des instruments (à l'ancienne).

Les outils numériques seraient-ils donc en grande partie responsables de la disparition de la mélodie dans le paysage musical actuel ? « Ordinateur m'a tuer « aurait tracé, au crayon à papier, la mélodie, sur une page de portées désormais vierge ?

 

Dans sa définition de la mélodie, le CNRTL précise « un air agréable à entendre » et indique comme premier synonyme le « chant ».

Effectivement, la mélodie n'est pas liée à un instrument car elle est reconnaissable quel que soit le timbre avec lequel on la joue. Surtout, elle s'affranchit de l'instrument car elle peut être chantée. D'où sa facilité de transmission orale. Je ne peux pas reproduire facilement avec la voix un timbre de son synthétique ou instrumental. En revanche je peux reproduire n'importe quelle mélodie tant qu'elle se situe dans ma tessiture vocale. La mélodie est reproductible facilement, donc transmissible, d'autant plus qu'elle est agréable à entendre. Les chansons traditionnelles, berceuses, airs populaires se sont ainsi transmis pendant des siècles, leurs mélodies constituent une culture tant esthétique que sociale, géographique, traditionnelle. Tous mes lecteurs savent chanter « A la Clairefontaine », tous les jeunes parents ont chanté « Dodo l'enfant do » ou « Pirouette cacahouette » à leurs enfants, chansons qu'ils ont eux-même apprises de leurs parents. Les mélodies peuvent montrer l'appartenance ou l'obédience à un mouvement corporatiste ou politique : allez siffler «L'internationale« au siège du medef, vous comprendrez de quoi je parle. Certaines mélodies ancrées ainsi dans la mémoire collective possèdent un fort pouvoir évocateur, une résonance culturelle marquée.

Certes, on peut transmettre oralement un scandement rap comme les poèmes que nous récitions enfants (du moins s'agissant de ma génération), mais la dimension musicale mélodique qui lui manque réduit toutefois son potentiel de mémorisation. Quant à reproduire, mémoriser et transmettre une musique électro par la voix... bon courage ! Là encore, sans outils numériques, point de survie pour ces musiques.

Mais c'est aussi la pertinence de la transmission qui est là interrogée. Notre survie étant de plus en plus précaire dans un monde saccagé par le culte de la croissance économique, peu importe peut-être la transmission de nos musiques actuelles. Après tout, les punks nous avaient sinistrement prévenus: « No future !».

 

Les mélodies semblent actuellement abdiquer en faveur des sons dans un grand pan des musiques actuelles vivantes. N'y voyez pas de jugement de valeur de ma part sur ces musiques.

Une lecture mythologique du phénomène verrait là une tendance hégémonique des musiques Dionysiaques, la traduction d'une offensive des forces du chaos menaçant l'équilibre du cosmos. Signe des temps, donc ? Quoi qu'il en soit, ce changement est majeur dans l'histoire de la musique et nous n'en saisissons peut-être pas encore la signification et les conséquences profondes.

 

 

« Une belle mélodie peut exister et durer au-dessus des siècles par le son d'un violon solitaire. Tout ce bruit que vous faites, et tout le bruit que font les musiciens, n'est que pour faire naître la mélodie sublime, sans grincements ni sifflements ni battements autour; il faut que les bruits soient vaincus. »

Alain, Propos,1922, p.356.

 



03/07/2021
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