On connait la musique...

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Higelin - la musique oeuvre de mémoire

« Que je suis triste, c'est toute ma jeunesse ! » Je n'ai pas été le seul à réagir ainsi au décès de Jacques Higelin, notre Grand Jacques, notre Jacquou le croquant de vie, notre Jacques a dit tant de paroles touchantes. Il nous avait pourtant préparé le terrain "Je suis mort qui qui dit mieux", il n'empêche que cela nous file un sacré "Coup de Blues".

 

J'ai découvert Higelin aux alentours de mes 16 ans, dans la deuxième moitié des années 70, lors d'un concert en région parisienne du groupe Ange. Cette formation est tombée dans l'oubli mais, à l'époque, c'était le groupe phare du rock français, l'équivalent en notoriété de ce que sera Noir Désir bien des années plus tard. Higelin se produisait en première partie. Exercice ingrat et redoutable que la première partie ! Une pâture musicale donnée au public avant la venue de celui pour lequel il est venu. Un rôle de faire-valoir de la tête d'affiche, un cantonnement voulu par les producteurs et qu'ils s'appliquent à ceindre avec une sonorisation plus médiocre et des jeux de lumières plus ternes que la vedette à valoriser censée leur apporter chevance.

Higelin venait de sortir l'album BBH 75, un brûlot rock minimaliste, un tournant radical dans sa carrière plutôt tournée auparavant vers une chanson française atypique auprès de Brigitte Fontaine et Areski. Ce soir-là, il retourne la situation. Bien qu'il quitte la scène après deux généreux rappels, la foule exaltée en demande encore. Lorsque le groupe Ange, pourtant au sommet de son succès, arrive sur scène, le public scande toujours Higelin ! Higelin ! Higelin ! C'est un fait exceptionnel pour une première partie d'un artiste à peine connu dans le monde du rock ! Pourquoi ? Parce que, adolescents d'alors, nous avions entendu la rage, la révolte, l'impatience ; nous avions vu l'insolence, l'élégance, l'érotisme; nous avions reçu l'encouragement, la compassion, l'amour. Ce type était "Tombé du ciel" pour nous inviter à crier, pour nous montrer que nous n'étions pas seuls, que l'aurore nous appartenait, et notre feu était musique.(1)

 

Nous étions les enfants d'une France Giscardienne à la morale encore étriquée, malgré quelques relâchements ici et là, reliefs d'un mai 68 mal digéré et objets d'opprobe d'une droite au pouvoir en grande partie très conservatrice. La bipolarité est-ouest partitionnait le monde, les garçons partaient effectuer leur service militaire obligatoire dans la crainte d'un affrontement nucléaire avec le bloc soviétique. Les premiers chocs pétroliers nous laissaient entrevoir la globalisation en marche et un avenir géopolitique complexe et incertain. Politiquement naïfs, nous connaitrions bientôt la déception et la désillusion avec la gauche Mitterrandienne à l'épreuve du pouvoir. Nous n'avions pas encore compris la leçon du « Guépard » de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». De toute façon nous n'avions pas vu ce film, ce type de cinéma ne nous intéressait pas.

Outre cet environnement extérieur anxiogène "Aujourd'hui la crise", les tempêtes hormonales enrageaient nos cerveaux, malmenaient notre raison et perturbaient notre comportement. Bien sur, Rimbaud, « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ». Et, comme Higelin, on désirait fiévreusement les filles "Je veux cette fille" , on les fantasmait "Mona Lisa Klaxon". Puis, trop vite, elles nous quittaient "Pars" ou bien elles nous lassaient "Je ne peux plus dire je t'aime". Ses chansons devenaient des hymnes que l'on chantait par cœur dans nos fêtes "Hold tight !" . Pour certains (suivez mon regard...), certaines n'ont peut-être pas été étrangères à une vocation d'instrumentiste "Est-ce que ma guitare est un fusil ?" et à une passion pour l'improvisation et le jazz "Quand j'improvise sur mon piano".

 

Dans la chanson des vieux amants, Jacques Brel dit : « Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes ». Higelin avait aussi ce talent. Adolescents en ces années, nous étions si justement touchés par sa musique et ses chansons que nous nous n'imaginions pas qu'elles étaient l'oeuvre d'un trentenaire bien avancé. Il aura été un éternel adolescent, imprévisible, parfois agaçant mais toujours sincère, révolté, passionné, amoureux, généreux.

 

Allez, « Hit the road, Jacques ! », tu peux partir tranquille, tu as bien su nous faire chanter, nous faire danser, nous faire pleurer, nous faire jouir... Et puis, c'est merveilleux d'évoquer « toute la jeunesse » de certains, non ? Je crois qu'il aurait aimé que ses funérailles soient l'occasion d'une libation païenne, joyeuse et débridée, alors... "Champagne" !

 

Higelin n'a pas, bien sur, l'apanage de l'évocation. Il en est ainsi d'autres chanteurs, musiciens, artistes, dont tout ou partie de leur œuvre cristallise en chacun de nous des périodes de l'existence et les résument, les symbolisent. Leur disparition provoque la douloureuse épiphanie d'avoir perdu bien plus qu'un être humain qui nous apportait du plaisir et de l'émotion : l'inaccessibilité à jamais à des sensations liées à une époque révolue. Ceux qui ont été de grands fumeurs connaissent cette forme de deuil lorsque l'on décide de rompre avec l'addiction à la nicotine. Aux tourments physiques liés au manque s'ajoute la peine de réaliser que l'on ne jouira plus jamais des plaisirs procurés par cette drogue "Je suis amoureux d'une cigarette". Il est ainsi quand un amour vous quitte et que l'on ressasse tous les moments, les lieux, les événements que l'on a partagés avec lui...

Les enregistrements nous donnent la possibilité d'effectuer un voyage temporel parfois troublant dans lequel les musiques d'hier deviennent le miroir de ce que nous avons vécu. En nous reflétant ainsi le temps perdu avec une grande acuité émotionnelle, la musique ré-écrit nos histoires, la musique se fait mémoire.

 

 

(1) là, j'ai honteusement paraphrasé les vers d'un poète que j'aime énormément, je paie un verre à celui qui retrouvera le poème original...

 



12/04/2018
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