On connait la musique...

On connait la musique...

Jouer le silence

John Cage, avec sa pièce 4'33 (cf. précédent article « Les(s) son(s) du silence »), attire notre attention sur le caractère relatif et subjectif du silence. En le présentant et en le produisant sous la forme d'une œuvre musicale, il nous rappelle en outre qu'il est un constituant fondamental de la musique. Pour Miles Davis, il en serait même l'élément principal, le plus important, celui où demeurerait l'authenticité même de la musique  : « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu'encadrer ce silence. ».

 

Il semble que les silences, à l'instar des usages ayant cours à la radio, font peur. Le « temps mort » redouté et honni par les animateurs de radio n'est pas, loin de là, une absence de temps ; il n'est pas un non-événement, il n'est pas un non-signifiant. Alors pourquoi le craindre ? Bien au contraire, il faut le convoquer et le goûter pleinement , en voici les raisons principales.

 

- Parce qu'il est une respiration nécessaire à la diction musicale. Ce point est évidemment mieux compris par les joueurs d'instruments à vent. Pour les autres instrumentistes, il suffit de chanter ce que l'on joue pour réaliser la pertinence ou non de son phrasé.

Les apprentis musiciens ont souvent bien des difficultés à respecter la place des silences, que ce soit dans l'exécution d'une partition écrite ou dans le développement d'une improvisation. Dans le premier cas les silences sont malencontreusement écourtés, rognés ou ignorés, dans le second cas le discours musical s'effectue en apnée, sans respirations entre les phrases, les rendant par là-même inexistantes. Sans phrases distinctes et clairement énoncées, il n'y a pas de récit cohérent. Le récit musical s'apparente au conte : une histoire bien contée ne l'est qu'en mobilisant les silences afin de susciter l'intérêt de l'auditeur, de l'aliéner par l'attente qu'ils provoquent, et voilà notre seconde raison.

 

- Parce qu'il est attente de musique. Lors d'un silence, la musique apparaît suspendue, avivant ainsi l'attention de l'auditeur qui spécule sur la musique à venir. Cette attente induit une tension qui provoque le désir... comme dans les jeux amoureux. Les similitudes entre le jeu musical et l'acte sexuel sont évidentes, particulièrement dans le blues, le rock, le funk, et bien des artistes, comme Prince, Betty Davis ou Mick Jagger ont su habilement mettre en scène la puissance érotique de ces musiques.

Alors, après « bien respirer et chanter ce que l'on joue», « faire de la musique comme (bien) faire l'amour » serait mon second conseil (si !). Euterpe est une fille sensuelle et callipyge, Apollon est un jeune homme athlétique et troublant, il convient de les séduire avec cautèle et d'exalter leurs sens avec virtuosité. Pour cela, usons de silences aguichants, de pauses exacerbantes, d'atermoiements malicieux, de soupirs provocants, d'attentes prometteuses, de suspensions vibrantes. Ainsi honorés, la Muse de la musique et le Dieu du chant, de la musique et de la poésie, sauront en retour nous gratifier de leurs grâces.

 

- Parce qu'il est l'espace de la résonance émotionnelle. Il faut des pauses, des silences, pour laisser la musique provoquer les émotions et les laisser se prolonger, s'épanouir en nous. C'est ce que résume fort bien Sacha Guitry quand il déclare « Quand on a entendu du Mozart, le silence qui suit est encore du Mozart.»

La charge émotionnelle que contiennent certains silences est si dense qu'ils en paraissent assourdissants. Là s'exprime le non-dit, le non-avoué du compositeur ou de l'improvisateur, sa part de pudeur, son secret. Dès lors la phrase de Miles Davis citée au début de cet article prend tout son sens : dans les silences se tiendrait la sincérité à nu de l'expression musicale. Et au delà de la musique, il en serait de même dans toute forme de communication : selon le poète René Char, « Le silence est l'étui de la vérité ».

 

Chut...!

 

 

PS : je vous propose d'écouter le solo de Thélonious Monk dans cet enregistrement de Bag's groove en 1954. Après deux solos lumineux de Miles Davis et Milt Jackson, Monk intervient à partir de 6'47. Au fil de son improvisation, les moyens se font de plus en plus économes, les silences prennent de plus en plus de place et distillent ainsi une tension exceptionnelle : https://youtu.be/gHKnvwoGg0Y

 



01/04/2018
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