On connait la musique...

On connait la musique...

Les portugaises ensablées, oui mais la feuille affûtée !

Les oreilles sont les outils organiques fondamentaux du musicien. Pardonnez-moi cet incipit en forme de truisme consternant - vous l'aurez compris, ces précieux organes seront l'objet de ce billet.

 

Leur aspect et leur fonction ont inspiré un florilège de noms populaires pour les désigner. Des mots fleuris, cocasses, et certains des plus poétiques. Jugez vous-même : les esgourdes, les écoutes, les étiquettes, les portugaises, les feuilles de choux, les écoutilles, les pavillons, les cornets, les escalopes, les contrevents, les soucoupes, les manches à air...

 

Lorsqu'elles dysfonctionnent et provoquent la surdité, infirmité moquée, associée à la vieillesse, à un état cacochyme, elles donnent lieu également à de savoureuses expressions.

« Sourd comme une enclume » évoque l'inertie pesante du sourd à qui l'on s'adresse. Quant à « sourd comme un pot », elle fait référence à la cruche à anses, celles-ci s'apparentant à deux oreilles.

Parmi ces nombreuses expressions caractérisant la mal-entente, j'ai une petite préférée : « avoir les portugaises ensablées » . Il semblerait que la morphologie des huitres portugaises, similaire à nos esgourdes, soit à l'origine de cette expression. On citera également « embouteiller les portugaises » qui signifie « casser les oreilles ».

 

Dans le jargon des musiciens, on parle plus précisément de « feuille ». Les termes « de bonnes feuilles » ou « la feuille affutée » désignent une bonne oreille musicale, cette capacité à mémoriser, hiérarchiser, relativiser, anticiper les hauteurs, timbres, rythmes, et à traduire instinctivement cette aptitude sur son instrument.

« Jouer à la feuille », c'est s'affranchir de l'écriture musicale et des connaissances musicales théoriques. Cela n'empêche pas d'être un excellent musicien. Ainsi Django Reinhardt, pour n'en citer qu'un. (Je vous vois venir et je vous conseille toutefois, à moins de faire preuve d'une feuille exceptionnelle, d'étudier l'harmonie, le solfège et d'éduquer votre écoute, cela rendra bien plus aisé votre parcours musical... il ne nait qu'un ou deux génies comme Django par siècle et la probabilité que vous soyez cet « élu » demeure très mince.)

 

Je dois vous avouer que le sujet de cet article n'est pas étranger à des arias personnels. Depuis de nombreuses années, j'ai l'oreille gauche déficiente. Cette pathologie, selon mon médecin ORL, est d'origine traumatique et probablement due à mon métier de musicien, aux concerts durant ma jeunesse, mais aussi aux séances de tir lors de mon service militaire (sans casque) et à des décennies de conduite avec la fenêtre ouverte (depuis deux ans j'ai enfin une voiture avec climatisation).

Récemment j'ai revu mon ORL. Bien évidemment, avec le temps, la dégradation de mon ouïe a perduré. Je n'en suis pas encore au point d'être qualifié de malentendant notoire, mais je crains cette opprobre pour mes vieux jours, il n'est pas très agréable d'être qualifié de pot ou d'enclume. Bon, je me console en me disant qu'il y a des sourds célèbres. Le professeur Tournesol, par exemple. Euh, non, disons plutôt Beethoven.

Je demande donc à mon ORL s'il a une solution, si une prothèse auditive pourrait s'avérer judicieuse et efficace.

« Je ne vous appareillerai pas ! » me répond-t-il.

« Pourquoi ? Je suis puni ? » lui rétorquai-je.

« Non, c'est parce que vous êtes musicien !» justifie-t-il.

« Double peine » pensai-je...

Il m'explique que le fait de travailler avec mes oreilles depuis des années, de les solliciter quotidiennement pour discerner et analyser finement hauteurs et timbres des sons, m'a fait compenser mes carences et m'a permis de rétablir une écoute particulière compatible avec la pratique musicale. Si j'ai bien compris, mon cerveau a adopté un référentiel différent d'un bon-entendant, mais qui me fournit des informations « retouchées » pour faire de la musique. Dès lors, rétablir un meilleur niveau d'audition à l'aide d'une prothèse bouleverserait tous mes repères auditifs ainsi façonnés et s'avèrerait contre-productif et déstabilisant sur le plan musical.

Il me confie qu'il compte parmi ses patients un chef d'orchestre renommé qui « est bien plus sourd que vous » (cherchez pas, j'ai pas réussi à savoir qui... secret médical) et qu'il n'appareillera que lorsqu'il cessera son métier. La prothèse auditive lui rendra alors un confort d'écoute dans ses activités quotidiennes alors qu'elle aurait en revanche porté préjudice à son travail musical.

Il y aurait donc deux écoutes distinctes s'opérant dans notre cerveau, celle relative à la musique, malléable, éducable, et celle concernant nos autres activités.

 

J'ai quitté la consultation bluffé par les ressorts insoupçonnés de notre cerveau, sa formidable capacité d'adaptation aux handicaps.

Et aussi quelque peu consolé car, finalement, j'ai les portugaises qui s'ensablent, mais la feuille qui reste affûtée !

 

 



30/05/2021
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Musique pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 47 autres membres