On connait la musique...

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Jouer le jazz, à la recherche d'un idéal social ?

L' orchestre, quelle que soit sa composition ou la musique jouée, est une réduction de la société humaine. C'est un groupe organisé d'individus qui se réunissent pour produire de la musique, partageant là des intérêts communs, avec des codes et des règles.

Dans son film « Prova d'orchestra », Fellini présente l'orchestre comme une métaphore de la société. Utilisant cette parabole, il nous conte une fable amère et cynique traitant de l'individualisme, de la révolte et de l'autoritarisme. Je vous recommande ce petit chef d'oeuvre, complémentaire du présent billet, à voir d'urgence et à méditer en ces temps troublés.

 

L'orchestre classique est très structuré et hiérarchisé. Il comporte un chef, un premier violon, des solistes, et les instrumentistes de second plan. La partition à exécuter est strictement planifiée, écrite à la note, nuance et tempo près, son interprétation est exclusivement l'affaire du chef. Le musicien d'orchestre est un exécutant, le chef et le compositeur dirigent le projet à produire, l'un mettant en œuvre la partition (la politique) écrite par l'autre.

On peut juger que ce modèle relève de l'autoritarisme et qu'il frôle parfois le totalitarisme avec certains chefs d'orchestre. Mais il faut avouer qu'il demeure très efficace au vu du nombre important de musiciens à diriger et au vu de la complexité des partitions à mettre en œuvre. Si la production finale collective de cette petite société musicale est souvent réussie et remarquable, elle l'est au prix de l'acceptation de ses membres à se plier à une organisation très rigide et très codée.

 

Intéressons-nous maintenant à la petite formation jazz.

Une des particularités du jazz est la part réduite du déterminé et du prévisible. Le propos musical est souvent un thème écrit court et sommaire ; libre part est laissée à l'interprétation; la majeure partie de la production est improvisée. Seule la grille harmonique du thème définit un cadre d'évolution. Point de planification, point de prospective précise possible, on est donc loin ici d'un plan quinquennal détaillé que nos valeureux kamarades musiciens devraient servir avec d'exaltantes mélodies exclusivement collectivistes ou d'un combat économique libéral que nos dynamiques collaborateurs musiciens devraient mener selon les strictes règles harmoniques de la rentabilité et au rythme exclusif de la croissance infinie. Pardonnez-moi, je m'égare quelque peu, revenons à notre combo jazz.

Chaque musicien, quel que soit son instrument, peut être soliste ou accompagnateur au gré du cheminement musical collectif. Lors de son espace de solo improvisé, il peut donner sa vison de l'objet musical joué. Chacun s'exprime et donne sa lecture de l'oeuvre, bref son avis.

Le musicien n'est plus ici un simple exécutant, mais un co-dirigeant et un co-constructeur de l'oeuvre jouée. Démocratie participative?

Bien sur, les instruments monophoniques endossent peu le rôle d'accompagnateur hormis lors de riffs en background. Ils ont ainsi souvent la part belle et sont d'avantage mis en avant dans la formation. Mais les instrumentistes de la section dms/bass/piano ont entre leurs mains un puissant contre-pouvoir car ils peuvent saborder le propos d'un soliste outrecuidant en lui glissant des chausse-trappes rythmiques ou harmoniques.

En poussant le fonctionnement du jazz dans ses extrêmes, en libérant totalement le cadre harmonique et l'expression des musiciens, comme dans le free-jazz, peut-on parler d'anarchie ?

Démocratie participative ou anarchie, peu importe. Tant que l'équilibre des expressions individuelles est équitable, tant que le projet artistique recueille l'adhésion et l'implication de tous, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et on tend là vers un modèle de société exemplaire.

 

Mais le musicien d'un groupe peut toujours mettre en péril le projet commun. S'il s'estime insuffisamment valorisé, s'il désire peser plus dans le récit collectif, s'il se sent moins crédité aux yeux du public, si sa bière est toujours servie tiède, si ses groupies sont toujours les moins belles, la tentation sera grande pour lui de jouer « contre » les autres ou de s'aventurer dans des discours musicaux subversifs qui desserviront la musique jouée. Et c'est la crise sociale au sein de la micro-société musicale !

Le musicien trublion peut être congédié, ou bien le groupe peut se dissoudre, mais le mal a été fait (a été joué). Alors on recommence. Dans un nouveau cadre, avec de nouveaux partenaires (élus/musiciens), avec un nouveau projet (politique/musical), pour le meilleur ou le pire. Mais bien souvent pour la même chose. A un ordre désavoué se succède toujours un nouvel ordre ; à d'anciennes servitudes, de nouvelles servitudes ; aux maitres déchus, de nouveaux maitres. Qu'il soit jaune, noir ou rouge, une drapeau reste un drapeau, avec ce qu'il implique d'allégeance et de soumission. René Char nous le résume ainsi : «  La plupart des hommes sont voués à l'entrain de l'obéissance. Sitôt qu'ils découvrent ou conçoivent une servitude repeinte, leur patron sera celui qui concentrera dans ses mains les ponctuelles besognes dépeçantes ». Mais, ajoute-t-il plus loin « sans renoncer à l'espoir ».

Alors, avec espoir, nous repartons à la quête d'une osmose musicale idéale dans un collectif parfait, comme nous recherchons sans cesse l'âge d'or, une société idyllique, au mal gré de nos exaltations, nos reniements, nos égoïsmes, nos déceptions, nos sabordages, nos divisions, nos soumissions.

 



04/01/2019
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