On connait la musique...

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Le chemin de l'oreille

Le paysage sonore est notre musique du quotidien. Nous ne l'écoutons généralement pas mais elle participe autant que les autres informations sensorielles (odeurs, température, luminosité, couleurs...) à la perception de notre environnement et aux sensations qu'elles nous procurent. Essayez simplement, où que vous soyez ou quoi que vous fassiez, de fermer les yeux quelques instants et d'écouter plus attentivement tous les sons qui vous parviennent. Peut-être alors trouveriez-vous l'explication de votre mauvaise humeur dans le grésillement ténu et obstiné du néon qui éclaire votre bureau, ou bien découvririez-vous que c'est le clapotis benoît de la Saône qui a chassé vos idées noires lorsque vous avez longé ses quais.

 

Certains architectes, urbanistes, ont tenté d'intégrer cette composante sonore dans leurs réalisations. Par exemple, le sol sur lequel nos pas « sonneront » installera une atmosphère austère et agressive si celui-ci, marbre, béton ou carreaux, provoque des claquements secs et réverbérés, alors qu'un gravier rendra un son calme et apaisant à nos pas.

 

C'est cependant notre vue qui guide principalement nos pas en visualisant les chemins, les routes, les dénivelés, les obstacles. Notre paysage visuel prime dans notre façon d'habiter l'espace et de nous déplacer.

Pourtant, de la même façon, en étant attentif à notre paysage sonore, on peut aussi en suivre la musique pour décider d'un autre cheminement. C'est ce que le poète Federico Garcia Lorca appelle le « chemin de l'oreille ».

 

Dans son texte ci-après, F. G. Lorca, en fin de journée, redescend des collines arides vers la vallée verdoyante et humide, un cheminement qui le mène des grillons aux grenouilles. Il est question ici de « musique des terres », de « gué des sons », de « filaments de silence »... Voici un poème qui nous ouvre les portes des sublimes paysages musicaux que nous avons à portée d'oreille si nous savons la tendre. Alors s'offrent à nous les chemins de l'oreille, de merveilleux chemins de traverse menant à de transcendantes correspondances avec les autres sens et ouvrant des portes vers l'indicible, le sacré.

Cette écoute particulière qui sollicite autant l'oreille que le cœur est peut-être la véritable écoute musicale. La cultiver ne peut être que bénéfique à la pratique musicale.

J'espère que vous aurez autant de plaisir à lire ce texte que j'ai eu de bonheur à le retranscrire mot à mot ici pour vous.

 

« Je rentrai des terres arides. En bas était la plaine lovée dans son tremblement bleu. Dans l'air gisant de la nuit estivale flottaient les rubans tremblants des grillons.

La musique des terres sèches a un goût prononcé de jaune.

Maintenant je comprends comment les cigales sont d'or pur et comment un chant peut se changer en cendres entre les oliviers.

Les morts qui vivent dans ces cimetières, si loin de tous, doivent se teinter de jaune comme les arbres de novembre.

Près de la plaine, il semble déjà que nous pénétrons un aquarium vert, l'air est une mer d'ondes bleues, une mer faite pour la lune, et les grenouilles jouent de leurs multiples flûtes de roseau sec.

Dans la descente de ces terres vers la plaine, l'on croise un mystérieux gué que peu aperçoivent, le Gué des Sons. C'est une frontière naturelle où un étrange silence veut éteindre deux musiques contraires. Si notre rétine spirituelle était bien faite, nous pourrions apprécier comment un homme qui descend, teint par l'or des terres sèches, se teinte de vert à son entrée dans la plaine, après avoir disparu dans le trouble courant musical du partage des eaux.

J'ai voulu suivre un temps le chemin émouvant (d'un côté les grenouilles, de l'autre les grillons), et j'ai bu de froids filaments de silence neuf entre les imperceptibles chocs sonores.

Quel homme peut parcourir ce long chemin sans que son âme s'emplisse d'une arabesque confuse ? Qui ose dire : «  J'ai avec ma tête parcouru ce chemin : un chemin qui n'est ni de l'oiseau, ni du poisson, ni de l'homme, mais qui est le chemin de l'oreille » ?

Est-ce celui-ci, le chemin qui va nulle part, où tous ceux qui sont morts attendent ? Depuis la lisière de l'oliveraie jusqu'aux avancées des peupliers noirs, quelles algues admirables et quelles lueurs invisibles doivent flotter !

Je me suis arrêté face au courant et les longues antennes de mon ouïe ont exploré sa profondeur. Ici il est large et empli de tourbillons, mais sur le mont il s'enterrera sous les sables bleus du silence. Il possède désormais la sublime confusion des rêves oubliés.

La lune décroissante comme un ail d'or dépose un duvet adolescent sur la courbe du ciel. »

 

Federico Garcia Lorca – Méditations et allégories de l'eau / Barrière - « Une colombe si cruelle « , Ed. Bruno Doucey

 



04/04/2021
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